Europe-Etats-Unis: pourquoi le traité Tafta ne verra pas le jour en 2015
C'est un match de boxe qui semble interminable. Ce lundi débute à Bruxelles le huitième round de négociations sur le traité de libre-échange "Ttip" ou "Tafta" (Transatlantic Trade and Investment Partnership pour ses partisans, Transatlantic Free Trade Agreement pour ses opposants). Le premier round a eu lieu en juillet 2013, à Washington, après l'exclusion de l'audiovisuel du mandat de négociation. Les suivants se sont succédés à rythme serré dans l'espoir de boucler les négociations en deux ans. Las. La montée des partis populistes en Europe, les manifestations en Allemagne, en Autriche ou en France contre le traité "poulet au chlore" perturbent les négociations commerciales mondiales les plus ambitieuses à ce jour, censées créer un marché de 820 millions de consommateurs. Tafta a pris du plomb dans l'aile. Voici les trois peurs qui le ralentissent.
Peur de la justice privée
Fin 2014, l'Union européenne prévoyait toujours de parvenir à un accord en 2015, "sans que l'Europe abandonne un certain nombre de principes qui lui tiennent à coeur, comme le maintien des services publics", soulignait le nouveau président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. Il avait en vue le développement de la justice arbitrale privée entre les entreprises et les Etats, prévue par le traité, qui peut faire craindre de possibles ingérences des entreprises étrangères dans les politiques publiques. "L'eau ne sera pas privatisée", avait-il tenu à rassurer, puisque les opposants à Tafta craignent que les services publics soient traînés en justice par les multinationales pour atteinte à leurs intérêts d'investisseurs.
Malgré les garde-fous spécifiés dans le mandat de négociation ("mesures de sauvegarde contre les réclamations manifestement injustifiées ou abusives"), la méfiance demeure. La France pourrait par exemple être attaquée pour avoir imposé le paquet de cigarette neutre, raison pour laquelle Philipp Morris s'en est pris à l'Australie, sans résultats jusqu'à présent. Mesure d'apaisement supplémentaire, le sujet des tribunaux privés ne sera pas abordé pendant cette semaine de négociations. Mais la Commission entend bien remettre le sujet sur la table dès que possible.
Peur d'un nivellement des normes
L'autre boulet de Tafta est la question des barrières non-tarifaires entre les deux ensembles. Une harmonisation des normes serait certes profitable au commerce, mais pourrait-elle amener dans nos assiettes le boeuf aux hormones et le poulet au chlore américain, au meilleur prix? D'ailleurs, nos fromages au lait cru inquiètent aussi outre-atlantique. "Aux Etats-Unis, le traité inspire également de la méfiance", rappelle à L'Expansion Charlotte Emlinger, économiste au CEPII. "Les consommateurs ont peur des agents pathogènes que peuvent contenir nos produits. La recommandation de ne pas consommer un fromage en cas de grossesse leur est incompréhensible".
Là encore, la Commission européenne a tenu à rassurer. "Il ne s'agit pas d'abaisser nos normes", assure-t-elle sur son site. "Il n'y aura pas de nivellement par le bas". Pas de chlore ni d'hormones à craindre, et les Américains ne seront pas forcés à manger nos fromages. "Rendre nos normes compatibles ne veut pas dire trouver le plus petit dénominateur commun, mais voir où elles divergent sans raison". D'ailleurs, note la Commission, "les Etats-Unis protègent aussi leurs citoyens". Il y a de la place pour apprendre de chacun. "Beaucoup de normes ne protègent pas forcément le consommateur, et sont de simples lourdeurs administratives", relève Charlotte Emlinger. "Il est possible de simplifier les procédures d'agrément. En France, seul le pâté Hénaff parvient à s'exporter aux Etats-Unis".
En matière de normes, un chapitre du Traité est si délicat qu'il ne sera pas non plus négocié cette semaine: celui sur le développement durable. Il prévoit des normes communes sur le droit du travail et le changement climatique...
Peur de la concurrence
Mais pour secteur comme l'agriculture, une simple baisse des barrières tarifaires pose déjà problème: "Les Etats-Unis produisent de la viande moins chère que la nôtre, et les droits de douane qu'ils ont à payer sont actuellement élevés", note Charlotte Emlinger. Et il ne s'agit pas nécessairement de boeuf aux hormones. "Pour le moment, les Etats-Unis n'ont pas intérêt à développer une filière sans hormones pour l'Europe compte-tenu de ces droits de douane, mais ils le feraient en cas d'accord et leur concurrence deviendrait importante", explique Charlotte Emlinger. Le secteur de la viande rouge et de la viande blanche est sensible à cette concurrence potentielle. De même, celui du maïs.
En revanche, l'Europe dispose aussi de secteurs agricoles offensifs, comme les produits laitiers ou le vin. Et l'agriculture n'est qu'un des aspects du Traité, qui doit respecter "un équilibre général", selon les termes du mandat de négociation. Notre point fort réside plutôt dans le secteur des services.
La Commission joue la carte pédago
L'Europe a un objectif, rassurer. En octobre dernier, la Commission s'est décidé à rendre public le mandat de négociation qu'elle avait reçu des Etats. Pourquoi l'avoir caché aussi longtemps? "Il fallait donner aux négociations un certain degré de confidentialité, sinon c'est comme montrer son jeu à l'adversaire", plaide le site dédié au TTIP. Mais ce sont des ONG qui ont forcé la main de la Commission en publiant le mandat. Depuis, un ensemble de textes en cours de négociations a été mis en ligne. Les négociations se déroulent "aussi ouvertement que possible".
La Commission se donne également du temps. Début janvier, la commissaire européenne au Commerce, Cecilia Malmström, a exclu une signature en 2015. Elle n'espère plus qu'une "ossature" d'accord d'ici la fin de l'année. "Les Américains envoient le signal qu'ils souhaitent au moins essayer de conclure sous le mandat d'Obama", a-t-elle ajouté. Soit avant janvier 2017. "La rapidité est importante, mais la substance l'est encore plus" pour garantir un accord qui puisse être avalisé par l'UE et ses citoyens, a souligné Cecilia Malmstöm.
"Je suis convaincue qu'il y a des gains à attendre d'un tel accord", plaide l'économiste Charlotte Emlinger. "On peut même, dans certains secteurs, se contenter d'une baisse des droits de douane. Le projet était ambitieux au départ, mais on peut aller moins vite pour les produits sensibles. On peut aussi introduire des clauses de renégociations". De l'autre côté du monde, la Chine tente de mettre en place son propre espace de libre-échange avec ses partenaires de l'Asie-Pacifique, le FTAAP. C'est une question de taille critique à atteindre pour faire face, assurent les défenseurs du Traité.